Après la trilogie de „Vernon Subutex“, je me demandais si „Cher connard“, le nouvel opus de Virginie Despentes, parviendrait à m’emballer autant que la trilogie qu’elle nous avait offerte entre 2015 et 2017. À mes yeux, avec „Apocalypse bébé“, „Vernon Subutex“ était le roman le plus abouti de Despentes: une intrigue prenante, bien construite, forte de rebondissements, de nœuds dramatiques, et surtout, de plongées psychologiques, stylistiques, politiques, dans l’esprit de personnages très différents les uns des autres, qu’elle parvenait à croquer avec une remarquable justesse, même lorsqu’ils représentaient l’archétype de ce à quoi l’autrice s’oppose dans sa vie, dans son art et dans la pensée qu’elle défend.
Pourtant, les sujets abordés dans „Cher connard“ m’avaient tout d’abord rebutée: Covid 19, confinement, … Avais-je vraiment envie de me plonger dans des réflexions autour du port du masque quand nous ignorons encore à quelle sauce nous serons mangés cet hiver? N’avais-je pas, au contraire, envie et besoin de trouver dans la littérature un moment de répit, sans être ramenée à une réalité parfois bien trop pesante? N’était-il pas trop tôt pour aborder ces thématiques sur lesquelles nous manquons encore collectivement de recul?
Pourtant, rapidement, je me suis trouvée prise par le récit, par le talent d’autrice et de narratrice de Despentes. J’avais envie de connaître le point de vue de ses personnages sur les questions qui avaient rythmées ma vie ces dernières années. J’avais envie d’envisager une expérience vécue à l’échelle personnelle et globale à travers d’autres regards, fussent-ils ceux de personnages de fiction, afin de continuer à creuser les questions et réflexions nées avec la pandémie. Je trouvais également nécessaire de commencer à faire archive, en inscrivant dans la littérature ces années si particulières.
Donner chair à une pensée politique
Il pouvait paraître important pour les uns, opportun pour les autres, que Despentes fasse s’exprimer et se positionner ses personnages sur la question de #metoo, au moment où nous nous posons la question de l’héritage et des conséquences du mouvement. Mais en réalité, en confrontant ses personnages à ses sujets, Despentes fait avant tout son travail d’écrivain: elle creuse leur psychologie, lie leur destins, rend plus complexe leur évolution, et nourrit son intrigue. Oscar et Rebecca font un grand voyage intérieur, riche d’événements majeurs qui font vaciller leur manière d’appréhender le monde, la place qu’ils y occupent, les actions qu’ils y mènent, les rapports qu’ils entretiennent avec les autres et avec eux-mêmes.
Par ce roman, Despentes donne chair à une pensée politique. Elle fait fiction, nous raconte une histoire, et ce faisant, nous pose les questions parmi les plus contemporaines et brûlantes. Elle, la féministe, la radicale, prouve non seulement à nouveau son talent d’écrivain, mais également sa curiosité envers l’être humain: son Oscar (un homme, cis et hétéro, accusé de harcèlement sexuel sur les réseaux sociaux par son ancienne attachée de presse) existe, nous avons l’impression de le connaître. Malgré que ce personnage lui soit a priori en tous points opposé, Despentes mis d’elle-même en lui, de façon à le comprendre sans pour autant l’excuser, de l’aimer sans pour autant l’absoudre, de le nourrir de lumière sans renier son obscurité. Et c’est ce travail de profondeur et de justesse psychologique qui lui permet de créer des personnages dont la complexité reflète celle des débats qui nous animent, et dont la réflexion bouscule et nourrit la nôtre.
De même qu’elle excellait, dans „Vernon Subutex“, à nous livrer des monologues intérieurs d’une justesse déconcertante tant ils différaient les uns des autres et ensemble reflétaient l’incroyable palette de couleurs qui compose le tableau de la société française, Despentes nous permet cette fois-ci, à travers les longues lettres que s’échangent ses personnages, d’accéder au plus profond de chacun d’eux, aux endroits qu’ils ignoraient pouvoir eux-mêmes atteindre, et ainsi, de nous confronter nous-mêmes à des questions essentielles et existentielles, d’examiner nos propres paradoxes et mensonges, nos propres ambivalences et les différents courants par lesquels nous nous laissons entraîner, que nous osions ou non nous l’avouer.
Info
„Cher connard“ de Virginie Despentes, 2022 Grasset, 344 pages, 22 euros
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