C’est l’histoire d’un jour qui aurait pu être comme un autre, fait de franches rigolades, de petits plaisirs gustatifs et de discussions sur les clés d’un succès qui échappe au plus grand nombre. Un de ces jours où il est interdit de trop se laisser aller, de trop vivre, de trop rêver. Car les forces de police s’arrangent toujours pour que les jeunes gens de cette banlieue parisienne comme les autres dans laquelle se trame „Deux secondes d’air qui brûle“ (Seuil – Fictions & Cie) ne goûtent jamais trop longtemps à l’apaisement.
Astro est ses amis, Issa, Chérif, Demba, Nil sont tous afro-descendants. Ce sont des grands frères, dans le milieu de la vingtaine, qui ont déjà suffisamment avancé dans la vie pour pouvoir rire (et nous faire rire) de leur parcours, mais pas assez pour ne pas continuer à se vanner et à fumer de l’herbe en attendant le grand amour. L’amour ici est toujours sous la menace. „L’amour et la violence ça va souvent ensemble, je dis. Y en a un qui guérit l’autre, et l’autre qui pourrit l’un, on sait jamais trop l’ordre, mais ça va souvent ensemble“, réfléchit Astro, après que son pote Issa a admis que le passage à tabac au commissariat lui a permis d’attendrir et séduire la fille qu’il courtisait.
Police partout
La police s’invite dans les relations amoureuses. Elle s’invite surtout dans la vie de tous les jours qui se passe beaucoup dehors durant l’été. „Les sirènes et les gyrophares, on n’y prête plus tellement attention. Ils sont jumelés aux bons moments.“ Ce soir-là, un barbecue entre potes improvisé sur une dalle avait bien commencé, jusqu’à ce qu’un contrôle de police coupe les appétits. Jusqu’ici tout va bien, c’est du connu. „Depuis le temps, on a évidemment appris à exécuter les ordres sans faire de commentaires pour que ça aille plus vite, poursuivre la fête ou rentrer chez nous“, explique rétroactivement Astro, le narrateur de l’histoire. Mais la police a cette fois décidé d’écrire un troisième scénario, celui de l’escalade. Issa objecte qu’ils ne font rien de mal. Mais c’est peine perdue. Ce soir, une interdiction est une interdiction. Les sandwichs entre amis valent un contrôle d’identité puis une fouille corporelle, prétexte aux vexations et insultes racistes. Une mère s’approche, elle est immobilisée, le fils s’emporte, les gifles volent, un renfort est appelé.
Chérif voit son frère Samy accourir avec un ami sur une mobylette, qu’ils n’ont pas le droit de conduire et qui sert à faire des rodéos dont personne ne cherche à comprendre le sens alors qu’il est évident à qui les côtoie. „Les petits frères ont le rire et l’apostrophe faciles – ou ils ont l’air borné et arrogant selon le point de vue –, et ils se promènent toujours par grappes d’une dizaine. Mais dans les faits chacun est souvent accaparé par un truc noir, insondable. Une affaire bien à lui qu’il tente de chasser, en bande et en allant plus vite que le vent. Solitaires entre eux. T’as des problèmes chez toi ? Fais de la bécane.“
La police voit ces virées comme des provocations et nomme d’ailleurs délit de fuite, ce qui est en fait la crainte de son arbitraire. Et les deux ados détalent devant les uniformes, comme l’avaient fait Zyad et Bouned dont la mort avait causé les émeutes de novembre 2005. Le quartier va devenir leur linceul sans raison apparente. Dans ces „rues qui les ont vus grandir à tous les âges – les corps petits, les casquettes trop grandes, les sacs à dos avec le prénom dessus et le goûter à l’intérieur, les ballons ronds, les voix qui muent, les fous rires à se casser des côtes, et les rêves d’ailleurs – [ils] se font pourchasser comme des mafieux le coffre rempli de cocaïne dans un drive by de LA.“ La course-poursuite finit par des tirs, qui tue l’un des deux jeunes hommes.
Les jeunes du quartier se retrouvent embarqués dans une haine qui n’est pas la leur. Il y a une obligation de réagir, notamment pour Chérif, qui vient de perdre son petit frère. „Tu le sais, que tout n’allait pas à peu près bien, avant, que rien n’allait convenablement tous les jours, qu’on avait tous les tickets d’une tombola pour le cimetière, mais qu’au micro, c’est le nom de ton frère qu’on a appelé. Pas le tien, le sien. Pas le tien, ni aucun des nôtres pour l’instant. Le sien. Et c’est trop tard, beaucoup trop tard. Ta vie est entremêlée aux leurs maintenant, ton destin est lié à leur impunité. Ce n’est pas un choix que tu as fait. C’est un mauvais coup du sort.“ Chérif aimerait avoir autre chose à faire, „vivre loin d’aujourd’hui“. Demain, c’est loin. Et IAM aussi, qui chantait ce titre en 1997 est loin, il n’est plus que le nom donné à un bar fréquenté par les amis. Mais, le rap, celui de la nouvelle génération (Médine, PNL, Guy2Bezbar), continue de rythmer la vie des quartiers et de nous offrir, comme le livre de Diaty Diallo, des clés de compréhension d’un monde a priori fermé.
Justice d’artifices
Finalement, la bande de potes décide de reprendre l’agenda en main. Ce n’est ni la police ni les bulldozers qui décideront de l’actualité. Ils vont faire sauter eux-mêmes une excentricité architecturale sur laquelle ils se réunissent et qui fait l’identité du quartier. L’idée est hautement symbolique. La pyramide en question est de toute façon destinée à la destruction et doit laisser place à un projet qui ne sera pas pour eux („Ça nous fera peur, on leur fera peur.“) Le lieu a toujours compté pour eux; mais pas pour les aménageurs. Comme beaucoup d’autres. „Ce qui procure de la joie ou du repos ne tient pas dans le temps, chez nous. Ils laissent se délabrer les stades, bouchent les raccourcis, sécurisent les aires de jeux, ils baisent les forêts, confisquent chaises et chichas, démolissent les passerelles, tout ce qui permet de prendre un peu de hauteur, ils spéculent sur les endroits non construits, les espaces de reprise du souffle et de rêveries.“
La rage qui s’exprime dans les festivités explosives préparées par le chaudronnier de formation qu’est aussi Nil est une rage sans passé à laquelle ils laissent libre cours. Ils construisent leur monument aux morts dans un déluge de feu qui traduit mieux qu’aucun mot leurs états d’âmes. „Ça gueule dans ma tête, putain si tu savais, un cri ininterrompu, absurde, comme les flammes qui se sont élevées et les matériaux qui fument au sol, un cri pas raisonnable, au ras des décombres, mon choc au détail, divisé, dispersé, au détail, absurde et latent comme tout ce qu’on pourrait encore allumer, comme tout ce qu’on n’a pas encore allumé, comme tout ce qu’on pourrait faire brûler, qui sait de quoi ont l’air les jours qui arrivent, des amorces quelque part, toujours des amorces, et des groupes en train d’y répondre par le feu, et tout ce qu’on n’a pas encore fabriqué dans des garages, et tout ce qu’on n’a pas encore balancé des toits, des passerelles.“ C’est le genre de phrases qu’emploie Diaty Diallo pour l’intensité du moment et l’oralité des échanges. Il arrive à de rares mais de gênants moments que l’on s’y perde, sans bien comprendre si le narrateur Astro ne parvient pas bien à dépeindre les images qu’il voudrait nous mettre sous les yeux ou si c’est un manque de rigueur éditorial.
Il n’en reste pas moins que le texte incisif et intense de Diaty Diallo offre une précieuse et trop rare plongée dans des quartiers trop souvent caricaturés dans les médias et à la place desquels on parle trop souvent. Elle restitue toute l’humanité de jeunes gens qui ont des leçons de résilience et d’humour à revendre. En ce sens, on peut établir un parallèle entre „Deux secondes d’air qui brûle“, chronique d’un quartier interdit de respirer en paix, avec „Partout le feu“ d’Hélène Laurain, qui, au printemps, nous immergeait avec un style plus brut parmi les activistes écologistes brimés par l’Etat et attirés, eux aussi, par les flammes.
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