Dans „Tout le monde aime Jeanne“, la cinéaste Céline Devaux mélange scènes de pure comédie et moments de désespoir. Emplie d’audace, la jeune réalisatrice a repris son crayon d’illustratrice. Les séquences d’animation glissées dans le film, mettent en scène un petit fantôme en noir et blanc, vociférant ce que Jeanne pense tout bas. Un premier film plein d’enthousiasme et de fantaisie qui ne s’interdit pas d’aborder des sujets graves. Tageblatt a rencontré la réalisatrice Céline Devaux.
Tageblatt: Par quel endroit avez-vous commencé l’histoire?
Céline Devaux: J’ai commencé par la voix intérieure de Jeanne, ce que les dessins illustrent. Je voulais être à l’intérieur de la tête d’une femme, avec tout ce que ça représente d’aventures, de honte, de moments humiliants que moi, personnellement, je trouve très drôles à raconter. Après ça, je voulais que ce soit une femme qui ait été très désirée, mais qui, au moment où on la rencontre, ne l’était plus.
L’échec de son projet écologique, la mort de sa mère pourraient signifier une forme de dépression.
C’est quelqu’un qui est en déni de mal-être, qui est efficace, qui fait un métier utile et pour qui ce n’est pas possible d’aller mal. Donc elle n’est pas en dépression. Elle se dit que ça va aller, ce n’est pas parce qu’elle a perdu sa mère qu’elle va s’écrouler. Au départ, de toute façon, le personnage de Jeanne expérimente des symptômes qu’on pourrait qualifier de dépressifs, mais elle est surtout très angoissée. La dépression apparaît au fur et à mesure.
L’illustration est votre premier métier. Qu’apportent vos dessins animés aux prises de vue réelles?
Les images filmées peuvent poétiser la réalité, mais elles restent une certaine forme de réel, dès lors que l’animation apporte l’imagination pure. Les monologues proviennent d’expériences personnelles, d’aller chercher le plus spécifique possible, d’aller broder sur l’idée qu’est-ce qui peut passer dans la tête à un instant? Il y a plein de petites pensées qui s’accumulent, c’est passionnant. C’est trop drôle à raconter. „Mrs Dalloway“ de Virginia Woolf est un des exemples les plus connus du ‚stream of consciousness’ (flux de conscience): elle passe du présent au passé, de ce qu’elle dit, de ce qu’elle pense à la personne en face. Tout ça dans une espèce de chorégraphie de pensées sublime sans le moindre accroc et on est entièrement avec elle. C’est d’une telle beauté. C’est ma référence absolue.
Les dessins se font à quel moment dans la fabrication du film?
Je dessine toujours quand j’écris. On a tourné le film d’abord puis, j’ai fait l’animation. Blanche Gardin s’est mise au service de son rôle avec tellement de finesse, de sobriété que de mettre sa voix cela aurait été comme un commentaire de son jeu. Cette option a été très vite évacuée. Elle aurait été un affront au personnage que Blanche a construit. La voix off, c’est la mienne, par hasard: je faisais avancer le montage en faisant la voix témoin et c’est resté.
Comment avez-vous choisi les acteurs?
Assez tard dans l’écriture, je n’arrivais pas à écrire le personnage de Jeanne. Il n’avait pas de chair, pas d’épaisseur, il était nul. Il me fallait imaginer une actrice interpréter le rôle qui m’aiderait à avancer. Comme j’admire beaucoup Blanche Gardin, je l’ai imaginée dans le rôle, sans qu’elle le sache. Dès ce moment, j’ai réussi à écrire mon personnage. Une fois que Blanche a accepté, on a pensé à Laurent Lafitte car il est à contre-emploi total. Le spectre humoristique dont il dispose est très large. En plus, s’il joue quelqu’un qui est très loin de ses personnages habituels, cela peut être très chouette parce qu’il a une technicité hallucinante.
Le choix des prénoms, Jeanne et Jean, n’est pas anodin …
Les deux prénoms renvoient à des choses très particulières: Jeanne d’Arc entend des voix et Saint Jean de l’Apocalypse a une autre fonction prophétique. C’est très drôle. Mais comme ce sont des prénoms très anciens, forcément, il y a des histoires derrière. Dans mes deux courts métrages précédents, „Le repas dominical“ et „Gros chagrin“, les deux personnages centraux s’appellent Jean. Je me suis lancée dans cette idée et je me la suis mise un peu comme une règle. Maintenant, je ne peux plus trop m’en sortir et, en même temps, je sais pourquoi je m’y attache: ils apparaissent comme des prénoms génériques, ce sont des humains. Je pense que cela sera le cas dans tout mon cinéma. Il y aura toujours un Jean ou une Jeanne dans tous mes films.
Vous avez réalisé une comédie sur la dépression, sur la vie?
C’est un film sur la honte. Enormément de gens ne supportent pas l’idée qu’ils puissent aller mal. Cela les rend dingues, même l’entourage. Des gens qui sont eux-mêmes dans le déni, parfois, il n’y a pas de goût à vivre. C’est intolérable. Cela fait peur, c’est contagieux. Souvent, seuls les anciens dépressifs font des blagues avec les dépressifs du moment. Cette communauté de pensée-là existe. Quelqu’un qui est en bonne santé ou qui se croit comme tel va avoir tendance à rejeter l’idée de mal-être et à trouver des solutions. En fait, il n’y en a pas. L’issue, c’est la thérapie, la prise en charge, la vie, le temps … mais ce n’est pas „faut que tu te mettes au yoga“, „bouge-toi“. Cela ne marche pas. Alain Resnais a réalisé la plus grande comédie sur la dépression qui ait jamais été écrite: „On connaît la chanson“, écrite par Jean-Pierre Bacri et Agnès Jaoui. C’est une perfection absolue de parler de choses très graves sur le ton de la comédie et de la légèreté.
Tout le monde aime Jeanne, vraiment?
Elle l’a complètement oublié. Est-ce vrai ou pas? C’est marrant parce que, dans le scénario, c’était beaucoup plus clair. En fait, le montage et le film ont fait que le doute est permis. Comme Jean est très mythomane, si cela se trouve, il a tout inventé. En fait, les deux versions sont intéressantes. La vraie réussite, c’est quand même d’être heureux et d’aimer. Jeanne cherche à cacher qu’elle est malheureuse. Peut-être qu’elle a beaucoup de dignité. Mais heureusement que Jean est là pour lui secouer les puces. Il y a quand même des gens qu’on a la chance de rencontrer.
Vous avez filmé à Lisbonne, pourquoi?
C’est du vécu. Je voulais aussi évoquer quelqu’un d’un peu déraciné dans un très bel endroit, trop beau pour être triste, qui fait qu’on n’a pas le droit d’être triste. C’était aussi l’occasion de parler d’une certaine Europe dévorée par la crise, de la spéculation immobilière à une époque où tout le monde passait des week-ends à Lisbonne. La ville était en train de vivre quelque chose de monstrueux, tout le monde se pointait, prenait trois fauteuils et rentrait à la maison. J’avais envie de parler de ce sujet-là.
Les trentenaires appartiennent-ils à une génération désenchantée?
Oui. C’est une génération qui a grandi dans beaucoup d’insouciance économique, écologique et qui a été frappée de plein fouet et très soudainement par le contraire de cette insouciance. À l’âge où on est en mesure de fonder une famille, où on est le plus actif dans nos vies professionnelles, le monde devient sinistre. Alors que dans le monde dans lequel on a grandi, il n’y avait pas de problèmes, on prenait des bagnoles, des avions … Là, on est arrivés, l’horizon est barré, c’est la mort de la terre. Jeanne, elle, fait le métier rêvé, elle s’engage dans un projet écologique.
Avez-vous des références en matière de dessins animés?
Non. Je regarde très peu d’animation. J’adore „Le roi et l’oiseau“ de Paul Grimault. Mes sources d’inspiration sont clairement dans les transports en commun, en écoutant les gens parler, en regardant des images et en lisant des livres.
„Tout le monde aime Jeanne“ est-il un film féministe?
Oui, parce que le personnage principal est une femme et qu’on vit vraiment à l’intérieur du cerveau d’une femme. L’intéressant, c’est le fait qu’elle soit une femme, non pas parce que c’est le contraire d’un homme, mais parce qu’il lui arrive plein de choses. Jean, lui, n’a pas de voix intérieure. C’est un film féministe aussi parce que les hommes prennent soin, Jean et le frère de Jeanne, de la femme dans ce film, j’y tenais beaucoup. Ce n’est pas une représentation où ce serait la femme qui aurait les mots pour les hommes et qui s’occuperait d’eux. Ce qui est, quand même, souvent le cas dans la vie.
„Tout le monde aime Jeanne“ de Céline Devaux. Avec Blanche Gardin, Laurent Lafitte, Maxence Tual. Présenté à La Semaine de la Critique au Festival de Cannes.
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