Studio 25 m2 – 1.050 euros sans charges
Chambre avec WC sur le palier – 800 euros sans charges
Studio meublé 26 m2 – 950 euros charges comprises
Chambre meublée de +-11,17 m2 au 4e étage (sans ascenseur) – 640 euros sans charges
Pendant sa pause, Carla scrolle les sites d’annonces immobilières pour trouver un logement. Avec son petit salaire de caissière et le petit qu’elle élève seule, cette mission impossible occupe désormais toutes ses pauses déjeuner. Après avoir quitté Johnny, elle pensait que tout allait aller pour le mieux. Fatiguée d’être entretenue par un homme infidèle et possessif, elle avait fini par claquer la porte. Johnny n’avait pas vraiment réagi. Sauf ce texto envoyé quatre jours après son départ: „Tu vas arrêter de faire ta chieuse et revenir illico. Avec deux bouches à nourrir, vas-y pour te loger à Luxoland. T’es rien sans ma thune.“ En partant de chez Johnny, elle n’avait pas pensé à ça. Elle se voyait juste comme une femme libérée avec l’amour de son fils chevillé au corps. Bientôt, elle aurait un petit job, un petit appart et elle rêvait même de reprendre des études. „Dans un pays aussi riche, rien de plus simple.“ Voilà ce qu’elle pensait, du haut de ses 23 ans.
Le petit était chez sa mère quand elle a lu le texto. Elle l’avait lu à haute voix et depuis les mots s’entrechoquaient dans son cerveau. Pour tenter de se calmer, elle a marché de longues heures dans les rues d’Esch. Plus elle marchait, plus le bruit augmentait. Une douleur intime et grouillante. Avant d’aller récupérer son fils, elle voulait à tout prix faire taire ce vacarme intérieur. L’assommer si possible. Elle s’est arrêtée dans un bar miteux du Brill. Après quatre verres de porto – qu’elle s’était fait offrir par un mec un peu louche – la colère avait envahi son corps. Elle était dans son sang, dans son ventre, ses muscles. Les yeux boursouflés, le mascara coulant sur ses joues, le teint grisâtre. Elle était méconnaissable. Elle puait la rage. Les quatre étages à pied n’ont rien arrangé.
En arrivant chez sa mère, tout ce qu’elle voulait, c’était un câlin, une oreille attentive et des mots doux. Peu importe notre âge, on attend toujours que le réconfort vienne de nos parents. On se raccroche à cette idée malgré les innombrables déceptions. Carla ne faisait pas exception. Mais la réalité aime bien vous cracher à la gueule. Et cette fois, c’est sa mère qui était la messagère. Alors que Carla tentait de mettre des mots sur sa détresse, sa mère l’a coupée sec. „Johnny te paie tout. Il ne te frappe pas. Ravale ta fierté et retourne chez lui. Tu es mère maintenant, ce n’est plus toi la priorité. Tu crois que j’aurais eu cette vie si je n’avais pas eu d’enfants?“ Et sa mère de reprendre: „C’est toi qui as choisi Johnny, c’est toi qui as choisi de lui faire un gosse. Tes conneries de femme indépendante ça me gave. Tu as zéro diplôme, pas d’argent de côté. Tu n’as pas le luxe d’être cette personne, surtout pas ici et moi, je n’ai pas les moyens de t’entretenir.“ Finalement, comme éreintée, sa mère a conclu: „Je n’ai pas envie de – encore – m’engueuler avec toi. Vous dormez ici ou pas?“ Carla a bien évidemment dormi là. Le matin, elle se levait tôt pour un entretien d’embauche. Le Delhaize de la rue de l’Alzette cherchait une caissière. Elle a eu le job.
Les jours passaient et se ressemblaient. Mais au moins elle avait un travail pour ne pas sombrer. Avec son grand sourire et sa jolie coupe afro, Carla était vite devenue la „Reine du Supermarché“. Les clients l’adoraient. Un homme faisait même ses courses une à deux fois par jour juste pour l’apercevoir. L’air un peu benêt, il faisait en sorte de toujours passer à sa caisse. Elle lui souriait, lasse. Un sourire en guise de masque. Un tissu de rage recouvert de rose.
Elle ne parlait plus à sa mère et squattait le canapé d’une collègue. Quand ce n’était pas une collègue, c’était une amie. Quand ce n’était pas un canapé, c’était une chambre d’amis. Théo ne disait rien. À cinq ans, le changement permanent, c’est l’aventure. Pour elle, l’aventure s’éternisait. L’aventure, c’est un rêve de riches. Les pauvres, c’est la stabilité qui les fait fantasmer. Carla rêvait d’un petit appart avec un tipi pour Théo et une coiffeuse pour elle – comme dans les feuilletons télé américains qu’elle regardait petite avec sa mère. Une cuisine avec un four qui marche, pas comme celui de ses parents. Mais les seuls logements qu’elle pouvait s’offrir étaient des mini-chambres insalubres au-dessus de bars, des micro-studios, des collocations … ou il fallait qu’elle déménage à Nothum! Elle, la Minetter Noire dans l’Oesling, vous imaginez?
15 semaines plus tard, c’était toujours la galère et puis Johnny l’a appelée. Soi-disant pour avoir des nouvelles du petit. Ils sont allés au resto. Ils ont parlé, ils ont bu, ils ont ri. Elle a dormi avec lui. Et ça a repris.
Carla est toujours „La Reine du Supermarché“. Johnny est toujours fidèle à lui-même. Infidèle, inintéressant, désintéressé, vaguement séduisant. Il lui a offert une coiffeuse. Théo a huit ans maintenant. Le 26 juin 2026, elle regardait la télé quand la présentatrice de RTL a annoncé la mort de Bruce Springsteen, le chanteur préféré de son père. Le reportage se terminait par la chanson „Streets of Philadelphia“. Carla a fondu en larmes. Johnny n’a rien remarqué.
Quand elle est allée se coucher, assise devant sa coiffeuse, elle a réécouté la chanson en se démaquillant:
I was bruised and battered
I couldnʼt tell what I felt
I was unrecognizable to myself
Saw my reflection in a window
And didnʼt know my own face
Oh brother are you gonna leave me wastinʼ away
Elle a chanté les paroles tout en essuyant ses pleurs.
Pas toutes les femmes n’ont le luxe d’être indépendantes, surtout à Luxoland …
(Ce texte est dédié à mes maux, à ma mère et à Sofia.)
Queen of the Supermarket
There’s a wonderful world where all you desire
And everything you’ve longed for is at your fingertips
Where the bittersweet taste of life is at your lips
Where aisles and aisles of dreams await you
And the cool promise of ecstasy fills the air
At the end of each working day she’s waiting there
I’m in love with the queen of the supermarket
As the evening sky turns blue
A dream awaits in aisle number two
(Bruce Springsteen, „Queen of the Supermarket“, from the album „Working on a Dream“, 2009)
Sur l’autrice
Fatima Rougi est une féministe têtue, amoureuse de vêtements vintage et ancienne journaliste. Active aujourd’hui à la communication de la Kulturfabrik, elle est militante au Planning Familial. Née au Maroc, elle a grandi en Corse et a fait des études d’histoire et de journalisme en France. Elle vit au Luxembourg depuis 2011. À l’adolescence, écrire a été sa thérapie, sa façon de crier et de se construire. Depuis, elle continue à écrire. Des textes souvent personnels qui parlent d’immigration et de quête identitaire.
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