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L’intervention militaire française de 1919 – Un paradoxe historique?

L’intervention militaire française de 1919 – Un paradoxe historique?

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Comment se fait-il que des troupes de la République française soient intervenues contre le mouvement républicain à Luxembourg, à l’occasion de la tentative visant à instaurer un régime républicain, les 9-12 janvier 1919? Le gouvernement français n’était-il pas dirigé à l’époque par Georges Clemenceau, le „Père la Victoire“, républicain radical, anticlérical déterminé et champion de la laïcité? En vérité, nous avons là affaire à un paradoxe historique des plus consternants.

L’intervention militaire des troupes de la République française contre le mouvement républicain à Luxembourg, tout au long des journées révolutionnaires du 9 au 12 janvier 1919, a profondément choqué les chefs de file et partisans du mouvement républicain. Les républicains luxembourgeois qui avaient vivement salué l’arrivée des troupes françaises au lendemain de l’Armistice sont abasourdis et n’arrivent tout simplement pas à comprendre pourquoi l’armée de la République intervient baïonnette au canon contre l’instauration d’un régime républicain à Luxembourg. Et ils sont obligés de constater que du fait de l’intervention française le gouvernement démissionnaire d’Emile Reuter et la dynastie des Nassau-Bragance sont sauvés in extremis.

Le mouvement républicain est ainsi étouffé et ses chefs de file, se trouvant complètement isolés à la Chambre des députés, en sont réduits à l’impuissance politique la plus totale. Même les télégrammes de protestation émis les 10 et 11 janvier par le député Jos Thorn au nom du Comité exécutif républicain à l’adresse de Paris et des autres capitales des puissances de l’Entente sont interceptés à la poste centrale de Luxembourg sur ordre de l’état-major français.

Dans les jours qui suivent l’échec de la tentative visant à instaurer un régime républicain à Luxembourg, les leaders du mouvement républicain prennent l’initiative de faire rédiger deux notes circonstanciées sur le déroulement des journées des 9-12 janvier, dans le but d’en informer les autorités gouvernementales à Paris. Par diverses voies ces notes, dont l’une est rédigée par l’avocat Jules Ulveling et l’autre par le professeur de littérature française Mathias Esch, parviennent alors vers le 20 janvier à Paris. Le 24 janvier, le député des Vosges Camille Picard, qui a ses entrées auprès de Clemenceau, remet à ce dernier la note rédigée par l’avocat Jules Ulveling et approuvée par différents députés et personnalités soutenant l’action républicaine. Cette note souligne que c’est l’intervention des troupes françaises qui a provoqué l’échec du mouvement républicain.

Mission d’enquête sur place

Apparemment c’est alors seulement que Clemenceau saisit ce qui s’est passé à Luxembourg. Le jour même, le président du Conseil et ministre de la Guerre décide d’envoyer à Luxembourg le général Roques, l’un de ses prédécesseurs au ministère de la Guerre, pour y réaliser une mission d’enquête sur place. A la fin du mois de janvier le général Roques arrive à Luxembourg pour y effectuer pendant quatre jours son enquête, entendre toutes les parties concernées et rédiger un rapport détaillé qu’il remettra le 8 février à Clemenceau.

Dans son rapport final, le général Roques note que les instructions données le 9 janvier 1919 par le quartier général du maréchal Foch au général Lacombe de la Tour commandant les troupes françaises au Luxembourg, visaient exclusivement le maintien de l’ordre public et n’autorisaient expressément aucune intervention, soit directe, soit indirecte, dans les affaires politiques d’ordre intérieur ou extérieur du Luxembourg. Au vu des dépositions et témoignages recueillis, le général Roques en vient à la conclusion que l’intervention des troupes françaises, le 9 janvier, était justifiée par des considérations de maintien de l’ordre public dans un pays situé en arrière du front des armées alliées.

Par contre, en déférant de manière systématique aux réquisitions du gouvernement luxembourgeois à partir du 10 janvier, le général de la Tour aurait commis une grave erreur en assimilant les autorités luxembourgeoises à des autorités civiles françaises. Surtout, l’intervention militaire française à l’intérieur du siège du gouvernement et à l’intérieur de la Chambre des députés constitueraient „une violation évidente de la neutralité luxembourgeoise“. De ce fait, la tentative d’instaurer un régime républicain à Luxembourg aurait été „contrecarrée par la garnison française“, et les troupes françaises seraient „devenues la garde, la seule garde, du Gouvernement Luxembourgeois“ qui n’aurait dû son salut qu’à l’intervention de troupes étrangères.

La réaction de Clemenceau

A la fin de son rapport, Roques en vient à soulever la question d’une éventuelle sanction disciplinaire à infliger au général de la Tour. Le rapporteur estime que la prise d’une sanction n’est pas indiquée, et il est particulièrement intéressant de noter les motifs qui l’amènent à fonder son avis. En effet Roques relève que le général de la Tour dépend directement du maréchal commandant en chef les armées alliées, Ferdinand Foch, représenté en permanence à Luxembourg par un de ses officiers de confiance, le général Desticker. Or de la Tour aurait constamment et de manière scrupuleuse tenu au courant ses supérieurs au sujet des décisions et mesures qu’il était amené à prendre lors des journées révolutionnaires du 9 au 12 janvier. Le fait que ni Foch ni Desticker ne soient intervenus dans la conduite des opérations permet à Roques d’en conclure que le général de la Tour était couvert par ses supérieurs militaires.

Contrairement aux recommandations du général Roques, Clemenceau décide de sanctionner le général de la Tour, en lui infligeant un blâme pour „avoir commis une erreur des plus regrettables en assimilant les autorités luxembourgeoises à des autorités civiles françaises et en déférant à leur réquisition, comme il l’aurait fait sur le territoire de la République“ et pour avoir „été ainsi amené à occuper le Palais du Gouvernement, à contrôler les entrées à la Chambre des députés et à en interdire l’accès à des représentants de la nation luxembourgeoise“. De la Tour est rappelé de Luxembourg et, sur ordre de Clemenceau, il ne lui sera plus confié de commandement.

La sanction prise par Clemenceau à l’égard du général commandant la place de Luxembourg permet d’établir plusieurs constats. Aux yeux de Clemenceau il ne fallait pas empêcher le mouvement républicain d’agir, et il semble bien regretter l’échec du mouvement du 9 janvier. Le blâme infligé au général de la Tour représente sans nul doute aussi un désaveu pour le maréchal Foch qui ne réussit pas à protéger son subordonné. Au mois de février 1919 il devient évident que Clemenceau et Foch ne se trouvent pas sur la même longueur d’ondes quant à l’attitude à adopter à l’égard du mouvement républicain et plus généralement de l’avenir politique du Luxembourg. Lorsqu’à la mi-février le ministre d’Etat Emile Reuter s’inquiète à nouveau des menées du parti républicain et réclame à Foch le renforcement de la garnison française par des troupes américaines à Luxembourg-ville, Clemenceau intervient cette fois-ci sans tarder pour „recadrer“ plutôt sèchement le maréchal Foch: „(…) Vous ne devez, sous aucun prétexte, vous immiscer dans la politique du Luxembourg, ni intervenir, si peu que ce soit, entre les partis. Enfin, il est bien entendu que vous ne pouvez déférer à aucune réquisition du Gouvernement Grand Ducal.“

Interrogé par Roques sur le bien-fondé des mesures qu’il avait décidées à partir du 9 janvier, le général de la Tour avait fait valoir pour sa défense que son seul souci avait été le maintien de l’ordre public à Luxembourg. On ne peut présumer que le général de la Tour était apolitique ou naïf au point d’ignorer à quel camp politique allait profiter l’intervention des troupes françaises. La question des motifs ayant inspiré la conduite du général de la Tour, ainsi que celle de ses supérieurs hiérarchiques, reste donc posée. Un coup de projecteur sur l’habitus socio-politique des officiers français en poste à Luxembourg au lendemain de la 1re Guerre mondiale, de même que la prise en compte de leur réseau relationnel avec la société civile permet de livrer un début de réponse.

Milieux cléricaux et royalistes

Dans les premiers temps suivant l’entrée des troupes françaises au Luxembourg, la presse de gauche note non sans quelque étonnement l’assiduité des officiers de l’état-major de Foch aux offices religieux à la cathédrale de Luxembourg, le journal clérical Luxemburger Wort ne manquant pas de s’en féliciter. Plus surprenant, l’on note la présence d’une délégation d’officiers supérieurs à l’occasion de la cérémonie des funérailles (le 3 décembre 1918) de l’évêque de Luxembourg, J.-J. Koppes, l’un des instigateurs des féroces luttes politiques opposant le parti clérical aux partis libéral et social-démocrate depuis le tournant du siècle. Des observateurs luxembourgeois relèvent à l’occasion que des officiers français sont aperçus en ville avec l’Action Française sous le bras. L’Action Française était à l’époque l’organe de presse d’un mouvement politique français d’orientation nationaliste, royaliste et antisémite.

Plus généralement, il convient d’observer qu’une grande partie du corps des officiers français de l’époque, en particulier les officiers supérieurs d’origine noble, étaient d’orientation royaliste et cléricale. Clemenceau moqua à l’occasion ceux qu’il appelait „les généraux de jésuitières“, comme Castelnau ou Foch qui avait fréquenté le collège jésuite de Saint-Clément à Metz.

Au début du XXe siècle, les gouvernements du Bloc des gauches en France se méfiaient de l’hostilité affichée par bien des officiers supérieurs de l’armée française à l’égard du régime républicain. Dans le but de s’assurer de la loyauté républicaine des cadres militaires proposés à un avancement de carrière, le ministre de la Guerre André avait engagé à partir de 1900 une opération de fichage politique et confessionnel dans l’armée française. Ferdinand Foch était fiché comme officier „au cléricalisme ostentatoire“. Depuis que l’ambassadeur français Armand Mollard avait été expulsé du Luxembourg au lendemain de l’invasion du pays par l’armée du Kaiser, au début du mois d’août 1914, la légation de France à Luxembourg était administrée officieusement par François Gérard d’Hannoncelles, rentier fortuné d’origine lorraine demeurant à Luxembourg. Cette situation demeura inchangée après la fin de la guerre, étant donné que le gouvernement français refusait tout contact officiel avec la grande-duchesse Marie-Adélaïde et son gouvernement, Mollard n’étant de ce fait pas renvoyé par Paris à son poste à Luxembourg.

Les démarches officieuses passaient par d’Hannoncelles

C’est pourquoi les démarches officieuses entreprises par la cour grand-ducale et le gouvernement Reuter auprès des autorités françaises passaient par d’Hannoncelles qui les transmettait, le cas échéant, à Mollard à Paris. De par son mariage avec une héritière de la famille de Gargan, François Gérard d’Hannoncelles, ancien officier français de noblesse lorraine, était apparenté au vaste réseau familial de la dynastie lorraine des maîtres de forges de Wendel, aux de Gargan, de Mitry, de Coëtlosquet. Un milieu de la noblesse lorraine très marqué par son orientation catholique ultramontaine et royaliste légitimiste. Aussi les d’Hannoncelles-de Gargan entretenaient-ils d’étroites relations avec la dynastie des Nassau-Bragance et ils étaient reçus à la cour grand-ducale. Leur fils Jean avait d’ailleurs été un compagnon de jeu de la princesse Marie-Adélaïde enfant.

François Gérard d’Hannoncelles était encore un ami personnel du général Maxime Weygand, le bras droit de Foch depuis la dernière année de guerre. Lorsque Foch et Weygand arrivèrent à Luxembourg en novembre 1918 pour y établir le quartier général des forces alliées, les d’Hannoncelles mirent leur somptueuse villa du boulevard Joseph II à la disposition du maréchal pour les séjours qu’il allait passer à Luxembourg-ville. (En souvenir des séjours du maréchal, la villa est depuis lors appelée ’villa Foch’.) A l’occasion d’une réception de bienvenue organisée à la mairie de Luxembourg au mois de décembre, Foch déclara qu’il était parfaitement au courant de la situation générale du pays. Nul doute que l’une des sources d’information du maréchal nous est parfaitement connue, et il y a peu de risques que celle-là lui ait fait part de ses vues antidynastiques et anticléricales!

La connivence politico-idéologique entre Foch, ses officiers supérieurs et le parti clérico-dynastique à part, il y aurait lieu de s’interroger sur la place qu’occupait le Luxembourg dans les visées stratégiques de Foch concernant l’Europe d’après-guerre. Voilà matière pour une autre chronique!

 

Texte par Jacques Maas