L’histoire du temps présent: Une double légende fête ses cent ans

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Comme l’historien français Gérard Noiriel, qui vient de publier une Histoire populaire de la France dont je ne peux que recommander la lecture, je définis la nation non seulement comme une «imagined community» (d’après Benedict Anderson), mais comme groupement politique réel de personnes qui luttent pour acquérir et exercer le pouvoir dans un Etat. La nation doit également être étudiée comme un groupe social dans ce sens qu’elle parvient à intégrer de plus en plus de couches sociales par un ensemble de droits et de devoirs et de liens d’interdépendance tout en excluant d’autres couches sociales.

Par Denis Scuto

Pour conquérir le pouvoir au sein de l’Etat, des groupements politiques entreprennent un travail de mobilisation de la population en utilisant toute une argumentation, historique, politique, culturelle, linguistique, territoriale, etc. Au Luxembourg, un groupement politique a réussi, il y a cent ans, à conquérir le pouvoir au sein de l’Etat-nation luxembourgeois, même s’il a dû le partager avec d’autres. Il s’agit de la droite cléricale. Elle s’est appuyée sur la monarchie, avec à sa tête une dynastie catholique, la maison Nassau-Weilburg. Et elle s’est appuyée sur des arguments et des récits qui devaient justifier pourquoi elle détient ce pouvoir de façon légitime. C’est dans ce contexte que la droite tisse une double légende qui est reprise depuis lors dans toutes les histoires nationales du Luxembourg, même si elle ne résiste pas à une analyse critique.

Cette légende raconte premièrement que la droite et les partisans de la monarchie étaient les défenseurs de l’indépendance du pays et que la gauche libérale et socialiste et les partisans de la république étaient des défenseurs de l’annexion à la France ou à la Belgique. Et deuxièmement qu’une république luxembourgeoise n’aurait, contrairement à la monarchie, pas été viable.

A qui appartient le pays?

Cette thèse historique n’est pas plausible, pour de nombreuses raisons. Relevons juste quelques éléments. C’est d’abord la gauche et non la droite qui fait référence à la nation. La première manifestation de masse patriotique au Luxembourg a lieu le 2 janvier 1916 et est organisée par les associations démocratiques du bloc des gauches. Les manifestants demandent entre autres «E freit Vollek op freiem Bôdem» et «Mir wëlle bleiwe wat mer sin». (Cette manifestation, quelle surprise, n’est mentionnée dans aucune histoire nationale.) La nation comme référence est omniprésente dans l’argumentation d’un organe de presse républicain comme Der Arme Teufel en l’opposant à la monarchie, comme dans cet article du 18 août 1918: «Wir gesunde Luxemburger können überhaupt nicht begreifen, daß es Könige, Fürsten, Großherzöge und dgl. geben kann, die Land und Leute erben wie man einen großen Hof von einem reichen Onkel in Amerika erben kann (…). Wem gehört das Luxemburger Land? Den Letzeburgern? Oder der Großherzogin?»

Dans le débat autour de la révision de la constitution en 1917-1918, c’est la droite qui refuse de reconnaître le principe de la souveraineté de la nation, avant que le mouvement révolutionnaire de 1918-1919 ne la force à changer d’idée. Après le référendum du 28 septembre 1919, l’Escher Tageblatt républicain rappelle que c’est en fait la nation souveraine qui l’a emporté et le formule ainsi de façon provocatrice, le 7 octobre 1919: «Charlotte Nassau-Braganza, von Volkes Gnaden Oberhaupt des Staates Luxemburg, wird das so lange bleiben, als das Volk will.»

Dans la révolution de 1918-1919 les manifestants s’engagent résolument pour l’indépendance du pays. Dans les démonstrations de novembre 1918 et de janvier 1919, les orateurs qui sympathisent avec une annexion du Grand-Duché à la France ou une union personnelle avec la Belgique sont hués et sifflés. Chez les libéraux et les socialistes, des partisans d’une annexion comme Robert Brasseur, Maurice Pescatore ou Emile Mark sont minoritaires. Or, voilà ce que montre d’ailleurs Gérard Noiriel dans son Histoire populaire de la France, au lieu de s’intéresser aux acteurs historiques, notamment populaires, dans leur globalité, les historiens identifient les citoyens à leurs chefs et reprennent le regard des élites sur les soi-disantes «masses populaires».

Le talon d’Achille du Luxembourg

La deuxième affirmation de la légende monarchiste, celle qu’une république n’aurait pas été viable, est, elle aussi, avancée sans être fondée. Elle fait même figure de mauvaise blague, puisque le talon d’Achille du Luxembourg dans la crise diplomatique de la Première Guerre mondiale fut justement une monarque, la grande-duchesse Marie-Adélaïde. En pleine guerre, les actions de la grande-duchesse et de la cour, en plaçant les considérations dynastiques au-dessus des considérations politiques nationales – citons l’exemple de la politique matrimoniale – ont permis aux milieux diplomatiques belges et français de remettre en question l’indépendance du pays.

Le politologue Michel Dormal a bien résumé l’affaire dans sa thèse de doctorat: contrairement aux légendes véhiculées par des hommes politiques de la droite et des historiens conservateurs, la confrontation de 1918-1919 n’a pas eu lieu entre les défenseurs de la cause nationale d’un côté et de l’autre les «Schrittmacher der Annexion» (Luxemburger Wort du 18 décembre 1918), mais entre républicains et monarchistes. L’objectif des monarchistes n’était pas de protéger l’indépendance nationale mais avant tout de sauver la monarchie à tout prix. Ils ont réussi avec l’aide des troupes d’occupation françaises et une stratégie de communication politique par laquelle la dynastie fut transformée en symbole de la nation. Les monarchistes ont même volé la rhétorique nationale et démocratique aux républicains et l’ont retournée contre eux.

Les histoires nationales montrent à nouveau à quel point les historiens ont tendance à adopter une attitude présentiste, en partant du présent, du savoir de la situation présente du Luxembourg comme monarchie constitutionnelle et pays indépendant, pour en déduire le passé. Ou carrément à adopter le point de vue du vainqueur.

Républicains et patriotes

En 2003, Gilbert Trausch écrit dans l’Histoire du Luxembourg. Le destin européen d’un ,petit pays‘, dirigée par lui: «En 1918-1919, le pays traverse une grave crise de doute. Des intellectuels et des hommes politiques pensent que le Luxembourg n’est pas viable et que l’horizon national est décidément trop étroit. Ils souhaitent, par conviction ou par opportunisme, le rattachement à un pays plus grand. Les libéraux plaident pour une ,union personnelle‘ avec la Belgique, le roi des Belges Albert devenant dès lors grand-duc de Luxembourg, tandis que les socialistes revendiquent un régime républicain qui ne serait pour certains d’entre eux qu’une transition vers l’incorporation à la France. (…) La droite catholique défend Marie-Adélaïde, à la fois par attachement au régime monarchique et parce qu’elle voit en ce dernier un garant de l’indépendance nationale.» Libéraux et socialistes présentés comme annexionnistes convaincus ou opportunistes, ouverts ou cachés, cléricaux comme fidèles Luxembourgeois. La même légende se retrouve dans l’histoire du CSV de 2008, également dirigée par Gilbert Trausch.

Dans la Geschichte Luxemburgs encore plus récente de 2011, Michel Pauly reprend les deux mythes conservateurs de la monarchie comme garante de l’indépendance luxembourgeoise et de la non-viabilité d’une république luxembourgeoise. Il commente ainsi le vote pour la grande-duchesse Charlotte et la monarchie au référendum de septembre 1919: «Damit hatte eine – wohl dank des Frauenwahlrechts – große Mehrheit der Bevölkerung für die Unabhängigkeit des Landes votiert, denn eine – im industrialisierten Süden favorisierte – Republik hätte sicher einfacher von einem Nachbarstaat annektiert werden können.»

Le fait que des historiens sérieux comme Gilbert Trausch et Michel Pauly présentent encore et toujours des arguments politiques de la droite de 1918-1919 comme des thèses historiques valables montre le grand danger de reprendre à son compte des concepts dominants, une attitude répandue chez les historiens et critiquée déjà il y a cent ans par les sociologues.

Une légitimité nationale

Ces thèses ont, en revanche, été remises en question par les collègues de Michel Pauly à l’Université du Luxembourg, Pit Péporté, Sonja Kmec, Benoît Majerus et Michel Margue, dans leur ouvrage de 2010, Inventing Luxembourg. Representations of the Past, Space and Language from the Nineteenth to the Twenty-First Century. Ils montrent comment la dynastie, avec l’aide d’historiens conservateurs comme Arthur Herchen, Nicolas Margue, Joseph Meyers et d’écrivains comme Nicolas Welter s’est construite une légitimité nationale et s’est inventée luxembourgeoise après la Première Guerre mondiale. Les souverains sont désormais enterrés à Luxembourg et non à Weilburg. On se réfère systématiquement à la maison de Luxembourg du moyen âge. Le grand-duc héritier est appelé Jean comme Jean l’Aveugle. La grande-duchesse Charlotte apprend le luxembourgeois.

Dans les discours officiels, les ministres du parti de la droite conjurent le lien soi-disant indissociable entre dynastie et nation. Lors de l’inauguration du monument pour l’ancien ministre d’Etat libéral Paul Eyschen en 1934, à Stadtbredimus le long de la Moselle, le ministre d’Etat du parti de la droite, Joseph Bech, n’hésite ainsi pas à récupérer et à englober la figure Eyschen dans le nouveau discours national sur la monarchie. En 1914, dit Bech, Eyschen aurait demandé: «Wat wëllt d’Land?» En 1934, la réponse serait claire: «Mir wëlle bleiwe wat mer sin, trei zur Dynastie an zur Hemecht, mat Mut a Vertrauen an’t Zukunft!»

Joseph Bech serait sûrement surpris de voir que la légende monarchiste ait pu si bien être maintenue jusqu’aujourd’hui. Mais, qui sait, peut-être qu’un jour un historien ou une historienne écrira chez nous également une Histoire populaire du Luxembourg et rectifiera que les citoyens qui sont descendus dans la rue par milliers il y a cent ans étaient à la fois républicains et patriotes.