Headlines

Chevillard revient avec un tour de force autour d’une carapace de tortue éclatée

Chevillard revient avec un tour de force autour d’une carapace de tortue éclatée

Jetzt weiterlesen! !

Für 0,59 € können Sie diesen Artikel erwerben.

Sie sind bereits Kunde?

Après une rentrée en septembre un peu exsangue, janvier promet un beau retour de la littérature contemporaine de qualité. Et non, on ne réfère pas au nouveau roman de l’éternel et réactionnaire provocateur Michel Houellebecq, auquel nous reviendrons ultérieurement, mais aux nouvelles parutions d’Eric Chevillard et d’Antoine Volodine, deux des plus passionnants écrivains français de notre temps. Début d’année fracassant avec „L’explosion de la tortue“, qui commence avec un assassinant dans les règles de l’art.

Ecrire sur rien pour dire le réel

Il y a des auteurs spécialisés dans les grands sujets. Des écrivains qui enchâssent les destins de leurs personnages dans l’Histoire avec un grand H, qui les revêtent des lourdes étoffes de l’universel. Qui parlent ostentatoirement d’amour, de guerre et de mort, lorgnant toujours du côté des grosses ventes que de telles ficelles appellent inéluctablement (à condition toutefois de ne pas trop travailler le style). Un pauvre gars dans les tranchées qui attend la lettre de sa dulcinée. Abraham Lincoln face à la guerre civile. Le premier homme sur la lune. Le destin de la maîtresse d’un officier nazi. L’histoire regorge de tels destins – il suffit d’y puiser pour être romanesque.

Eric Chevillard a délibérément choisi de ne pas faire partie de ces romanciers submergés par un réel qui leur sert de béquille, d’appui, qui leur propose un scénario pré-rédigé par le monde. Lui, il parle de l’infime. Du néant. Du rien. De choses a priori tellement anodines, banales qu’on s’étonne d’abord qu’on puisse tisser une trame, remplir des pages avec ça. D’un affamé qui vient de commander une truite aux amendes, dont le palais buccal est devenu tout entier horizon d’attente, et qui se voit servir un ignoble gratin au chou-fleur, suscitant ainsi le dégoût culinaire du narrateur („L’auteur et moi“). Ou d’un universitaire d’arrière-garde du 19e siècle que le narrateur cherche à faire taire à tout jamais en écrivant sur lui un livre qui le mine, le dévoie, le démolisse une fois pour toutes („Démolir Nisard“). Ou encore d’un personnage de conte – le vaillant petit tailleur – embarqué par un auteur en manque de personnages dans une épopée loufoque qui, dépassant les deux pages dans lesquelles les frères Grimm cantonnaient leurs personnages, se veut aussi un piège linguistique potentiellement mortel pour l’énervant tailleur („Le vaillant petit tailleur“).

Ailleurs, il trace le portrait en creux d’un génie – Dino Egger de nom – qui n’a malheureusement jamais été né, sans quoi il eût certainement changé la donne, révolutionné le monde („Dino Egger“). Dans un autre roman encore, on accompagne un homme qui, alors qu’il se met à rédiger une autobiographie, découvre sur sa table de travail un hérisson naïf et globuleux et ne peut dès lors plus que parler du gênant animal („Du hérisson“).

En une vingtaine de romans publiés aux Editions de minuit, auxquels s’ajoutent de multiples publications périphériques (essais, recueil de critiques, blog, nouvelles), Chevillard met inlassablement en oeuvre le projet flaubertien du livre sur rien. A chaque fois, une situation de départ, possiblement incongrue, sert de point de départ à une aventure purement textuelle, qui avance en apparence selon le principe du coq-à-l’âne mais qui obéit en vérité à une logique qui est celle de la digression, de l’association d’idées, de la progression du récit non pas linéaire mais métaphorique, selon les images que la créativité loufoque de l’auteur déclenche.

En constante innovation

Ce descriptif s’avère, le hasard faisant bien les choses, une bonne entrée en matière pour le livre qui nous occupe. Car pour ce nouveau roman encore, la trame peut tenir en quelques lignes. Un couple – le narrateur et sa petite amie Aloïse – revient de vacances ensoleillées pour retrouver l’appartement parisien où il avait délaissé son animal domestique, une tortue répondant – ne répondant pas, plutôt, les tortues n’ayant pas l’ouïe très fine ni l’habitude de se plier aux lois et codes lexicaux humains – au nom de Phoebe.
Voulant s’assurer du bien-être de l’animal, le narrateur s’en empare, touchant sa carapace devenue friable à cause du manque d’eau pour la briser avec son pouce, traversant ensuite la constellation étoilée pour toucher l’„inconcevable“ chair de la tortue.

Et le narrateur de se justifier, tout au long du roman, de ce crime, s’en repentant par moments pour retrouver à d’autres la légendaire mauvaise foi chevillardienne, reprochant à la tortue d’avoir quand même été d’un insupportable ennui: „Phoebe ne semblait exister que pour passer le temps. Il ne lui arrivait rien. Elle ne prenait aucune initiative. On ne lui supposait aucune pensée, aucune imagination. Elle se contentait d’être, pétrifiée dans l’infinitif, ignorant toute conjugaison.“

Puis trouvant de poétiques moyens de se déresponsabiliser. „Et c’est la tortue qui porte le monde, s’il faut en croire les Sioux et les Iroquois qui avaient encore une vue dégagée sur la plaine. / La cosmogonie chinoise, d’ailleurs, ne dit pas autre chose: le monde tient sur le dos de quatre éléphants, eux-mêmes supportés par une tortue. / C’est encore plus lourd. / Alors, excusez-moi, mais, dans ces conditions, je doute que la légère pression de mon pouce sur la carapace de Phoebe soit réellement la cause de son éclatement. / A tout le moins était-elle terriblement fragilisée déjà par le poids de cette charge. / Ce poids incommensurable. / Le poids du monde! / Combien pèse le monde? Le sait-on? / Puis il faut encore ajouter à tous ces kilogrammes ceux de quatre éléphants. / Ce fut trop pour ma petite tortue.“

Et l’histoire autour de cet éclatement chélonien de permettre au narrateur, un peu comme dans „Du hérisson“, des digressions narratives et, surtout, poétiques, la tortue devenant le centre métaphorique de la cosmogonie chevillardienne, son support textuel vers lequel, tel un boomerang, la narration revient sans cesse, s’y appuyant pour la délaisser encore, disséminant le texte par le biais d’analogies burlesques.

L’histoire, pourtant, ne s’arrête pas là. Car il s’avère que notre narrateur a autre chose en tête que ses tracas domestiques. Il a des ambitions littéraires. Un peu malhonnêtes, comme le sont peut-être toutes les entreprises littéraires. Ayant par hasard, dans une „lézarde du temps“, découvert l’oeuvre méconnue d’un certain Louis-Constantin Novat, notre narrateur eut un „mouvement de générosité“ et envisagea de „publier sous [s]on nom cette œuvre en déshérence“.

Hélas, un certain Yves Malatesta, rival jamais rencontré par le narrateur, évoquera, dans un article sur Théophile Gauthier, le méconnu Novat, tuant dans l’œuf l’entreprise de notre homme qui, du coup, cherchera à se rabattre sur l’édition des œuvres posthumes de Novat avant que la maison d’édition ne lui fasse savoir que ce sera Malatesta, encore lui, qui s’attellera à la tâche: „On me retira cette édition comme on eût retiré au pape l’administration de la chrétienté pour la confier à un mécréant insensible aussi aux charmes farouches des ouailles prépubères.“

Ce qui n’empêchera pas notre homme de revenir sans cesse sur l’œuvre (fictionnelle) de Novat, qu’il résumera pour ensuite la commenter, évoquant pourtant et essentiellement ses récits les moins intéressantes, comme le naturaliste „Vigie“, récit qui tire vers l’absurde (et l’humoristique) une sorte de fadaise néo-zolienne mâtinée avec du Dickens, „L’anguille sous roche“, uchronie biblique où les survivants sur l’arche de Noé sont attaqués puis remplacés par d’ignobles pirates ou encore l’aberrant „Queue coupée“, récit formateur autobiographique au cours duquel Novat raconte des péchés d’enfance perpétués sur un lézard.

En cours de route, un petit excursus sur l’inutilité des tentatives d’élucidation biographique de la vie de l’écrivain permet à Chevillard de faire vivre à Novat des passions bien solitaires puisqu’invariablement, l’amour de l’écrivain restera non partagé. Il en ira ainsi de son béguin pour Alicia Potet, la fille de sa blanchisseuse, bien trop jeune quand il en tombe amoureux – ce qui l’amènera à devoir atteindre qu’elle atteigne l’âge nuptial, se pavanant sans cesse dans la blanchisserie où il ramènera bien souvent des draps et chemises qu’il s’efforcera de tâcher aussi vite que possible. Quand enfin il l’aborde après des années d’attente, la déconvenue l’attend: „Je n’ai jamais connu d’homme avant toi, murmura-t-elle entre ses paupières mi-closes et l’émotion submergea Louis-Constantin, son cœur manqua d’éclater, une larme coula sur sa joue, qui fût si long à me culbuter, ajouta-t-elle.“

La tentation de vous en dire plus – trop – est forte tellement ce roman est riche et inventif, explosif et éclaté telle, justement, la carapace de Phoebe. Précisons toutefois que chez Chevillard, ce n’est jamais l’étau d’une intrigue qui resserre le texte. Celui-ci est d’une liberté totale et ce sont au contraire les mots, les expressions toutes faites et le jeu sur leur devenir-littéral qui gouvernent et dirigent la sémantique, comme quand le narrateur parle de „déformation professionnelle“ pour décrire le faciès défiguré du vendeur de l’animalerie qui à chaque fois se fait agresser par les bêtes qu’il revend.

„L’explosion de la tortue“ condense l’œuvre entière de Chevillard. L’incongrue présence – ou, dans notre cas, la mort – d’un animal qui vient former le centre névralgique du récit rappelle évidemment „Du hérisson“, l’entreprise de sauvetage de l’oeuvre de Novat qui s’avère être une démolition dans les règles de l’art de la mauvaise littérature rappelle „Démolir Nisard“ là où le dispositif romanesque qui fait qu’un narrateur commente une œuvre fictionnelle d’un écrivain inventé nous fait penser à „L’œuvre posthume de Thomas Pilaster“.

De fil en aiguille, avec une méchanceté (pas toujours) ludique, un regard acerbe et un dispositif métaphorique complexe, Chevillard continue à vouloir réenchanter le monde dans ses textes tout en questionnant ironiquement la filiation et l’héritage littéraires qui consolident et corroborent des mécanismes de lecture calcifiés là où il réinvente, pour chaque roman, des figures d’auteur, multiplie les œuvres possibles et se dérobe dans ces miroirs très déformés afin d’insérer du jeu dans une entreprise littéraire souvent assez caduque.

Réhabiliter Chevillard

Je l’ai dit plus haut, le roman en prise avec l’actualité (observez bien que je ne dis pas le réel) est de mode. Il semble qu’on ait pris l’habitude de vouloir ou bien retracer les horreurs du passé pour exercer une sorte de travail de mémoire romanesque – c’est empiéter sur le champ d’activité de l’historien, qui se demandera ce que manigance cet imprécis romancier qui lui vole son expertise pour en enrober ses mélodrames (l’on peut penser à „Charlotte“ de David Foenkinos ou à „La disparition de Josef Mengele“ d’Olivier Guez) – ou alors décrire de façon quasi thérapeutique les horreurs contemporaines.
De ces fictions, peu ou prou échapperaient aux jugements d’un Milo Rau, qui leur reprocherait de verser dans ce qu’il appelle le „capitalisme de la souffrance“. On en veut souvent à Chevillard (parfois implicitement) de ne pas se soucier de l’actualité, on pense qu’il s’enferme dans une tour d’ivoire déjantée, de faire de l’art pour l’art, sans prise sur la réalité d’aujourd’hui.

C’est oublier qu’un roman n’a aucune obligation envers l’actualité, que la fiction n’est pas par définition aux prises avec l’actuel et l’historique, et que penser selon de tels carcans définitionnels, c’est opérer une confusion entre une façon d’écrire contemporaine et les possibilités bien plus vastes qu’offre l’écriture romanesque.

C’est oublier aussi que les romans de Chevillard n’en portent que le nom, et qu’il s’agit – la construction de ce petit dernier en paragraphes très courts le démontre – plutôt de quelque chose comme de la poésie très narrativisée ou de la prose fortement poétique (avec l’âpre écriture contemporaine, toujours enserrée par un mimétisme structurel rigoureux, on avait presque oublié que c’était possible).

C’est oublier encore que, sous des dehors rieurs, Chevillard propose des réflexions certes déjantées mais non moins sérieuses sur l’immuabilité de nos expériences humaines, sur la porosité des identités humaines, sur le rôle du langage dans le façonnement et la lente sclérose du réel.

Beigbeder le qualifiait, dans un article intitulé „Démollir Chevillard“, d’auteur un peu mou (comme le jeu de mots dans le titre l’indique). De façon ironique, Chevillard prend sur soi et ramollit cette surface a priori impénétrable et dure qu’est la carapace de la tortue. Car la mollesse peut être avantageuse quand il s’agit de rendre fluide et métamorphique un récit toujours instable, quand on veut transformer le réel par le langage et que l’on entre dans le langage de l’invention. Plutôt que de copier le réel, Chevillard en glisse d’infimes portions dans ses récits pour le saboter, pour le transformer en de joyeuses ou mélancoliques expériences de pensée qui en disent plus sur notre être-au-monde que bien des romans tristement contemporains qu’on publie à la pelle.